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Le numérique fait-il de nous des mutants ?

Pour aborder la question du numérique sous un angle un peu particulier, l’UPN a sollicité Jean-Christophe Gilbert, chef d’entreprise et vice-président de l’Association des professionnels du numérique. En réponse aux questions de l’animateur de la soirée, l’intervenant s’intéressera d’abord à l’histoire de la transition numérique et à la façon dont est bouleversée la relation au temps.
 

L’intervention de Christophe Gilbert

C’est la question qui nous est posée aujourd’hui par l’équipe de l’Université Populaire du Niortais. C’est une très bonne question. D’abord, qu’est-ce qu’un mutant ? Si l’on se réfère à Larousse.fr : « Mutant : se dit d’une cellule, d’un clone cellulaire ou d’un organisme dérivant d’une cellule qui a été le siège d’une mutation.». Il semble bien avéré que nous sommes un organisme. La question est donc : avons-nous déjà, par le passé, été le siège d’une mutation ? La première partie de mon intervention sera consacrée au temps. Ensuite, je vous parlerai de l’espace. Mais pas de l’espace interstellaire, de notre espace de vie quotidien. Enfin, j’aborderai rapidement ce en quoi le numérique nous impacte d’un point de vue cognitif. Le mot cognitif me pose toujours quelques petites difficultés de compréhension. Il désigne notre rapport à la connaissance. C’est l’ensemble des grandes fonctions de l’esprit liées à la connaissance (perception, langage, mémoire, raisonnement, décision, mouvement…). Cognitif. Et puis, forcément, nous allons parler de numérique – ou de digital – nous allons donc forcément parler d’ordinateur. Question : qu’est-ce qu’un ordinateur ? – Eh bien la réponse à cette question est très simple. C’est une machine qui est construite grâce à la réunion de deux éléments forts différents dont le premier est fait de métal que nos amis anglo-saxons appellent hardware. Des métaux usuels mais aussi des métaux rares (comme le silicium par exemple). Et, d’autre part, d’un élément qu’on pourrait appeler logiciel que nos amis appellent software. Le dur et le doux. Ces éléments logiciels étant des programmes. Programmes qui sont inscrits précisément sur les matériaux en question. Et donc qu’est-ce qu’un ordinateur ? C’est simplement le couple support-message. Support : matériel. Message : ensemble de logiciels. Question : est-ce que – en tant que machine universelle – est-ce que cette machine est nouvelle ? – La réponse est oui. Non la réponse est non. Elle est nouvelle en ce qu’elle est universelle c’est la première définition que j’ai donnée. Mais au point de vue de la deuxième définition c’est-à-dire un couple “support-message” est-ce qu’elle est vraiment nouvelle ? Et la réponse c’est oui et non. Pourquoi ?

1°) Du point de vue du temps

J’ai posé la question « est-ce que c’est une machine nouvelle ? » et j’ai dit oui et non. Je vais essayer d’expliquer pourquoi j’hésite. Parce que lorsqu’on considère ce couple “support-message” on s’aperçoit très vite que l’ordinateur est un avatar de ce couple “support-message”. Mais que auparavant ce couple “support-message” existait depuis très longtemps. Depuis que l’homme est un homme. En effet, si on prend des milliers d’années de recul, on s’aperçoit qu’il fut un temps qu’on pourrait appeler l’âge oral ou l’époque orale, où la communication entre les hommes se faisait au moyen du langage et spécialement du langage oral. À cette époque, le support matériel était le corps de l’orateur (disons le mien, aujourd’hui) et le message était donné par la voix, c’est-à-dire les ondes sonores qui traversent l’atmosphère et qui parviennent à vos oreilles. Le couple “support-message” était installé déjà dans la communication humaine à cet âge oral.Et soudain, dans le croissant fertile, du côté de l’Asie au premier millénaire avant J.-C apparaît une sorte de séisme extraordinaire dans ce couple “support-message” c’est l’invention simplement de l’écriture. Alors le support matériel se transforme. Le support matériel n’est plus le corps humain, celui de l’orateur, de l’aède, du chanteur ou du griot africain. Le support va devenir matériel c’est-à-dire du marbre, du bronze, puis, peu à peu, de la peau de veau, du vélin, de la peau de mouton du parchemin, du Byblos, du papier : voilà le support matériel. Et l’écriture va devenir le logiciel en question. Donc le couple “support-message” a déjà au moins deux avatars premiers. À l’époque orale le corps et la voix. À l’époque écrite le support en question, qui peut varier selon les matières et l’écriture qui elle-mêmes varient selon qu’elle soient alphabétique ou autre.Je voudrais essayer de décrire rapidement les extraordinaires innovations qui ont été induites par ce premier avatar. Ce passage du support corporel au support écrit. Du couple “support-message”. 

Les transformations vont être énormes. 

Elles vont toucher le droit. Le droit oral va devenir un droit écrit. Le serment va devenir la signature. La parole donnée va devenir l’acte. On appelle cela un acte notarié avec signature. Le droit va changer. La politique va changer. Un certain nombre de classes sociales vont se transformer avec l’arrivée des scribes et des experts. Et puis, surtout, la monnaie ! La monnaie qui va transformer complètement le rythme et la rapidité des échanges commerciaux. Puisque la monnaie va être écrite au lieu d’échanger des bœufs (quand vous dites capital n’oubliez pas que vous dites cheptel. Vous évoquez dans ce vocabulaire-là le début du troc, très lourd et très lent). Alors qu’avec l’arrivée de l’écriture, avec la monnaie, les échanges se sont fait plus rapides, plus souples, plus léger et plus immédiats. Bien entendu, dès l’arrivée de l’écriture chez nos amis Grecs : coup de tonnerre avec l’invention de la géométrie en terre grecque. Et coup de tonnerre encore dans les prophètes écrivains d’Israël avec l’arrivée du monothéisme, c’est-à-dire la religion de l’écriture. La religion du livre. Vous voyez que le spectre des changements au moment de la mutation du couple “support-message” est absolument extraordinaire.L’innovation est gigantesque à ce moment-là.
Nous en avons une confirmation – extraordinaire également – dès lors que nous considérons qu’après ce premier avatar – cette première transformation du couple “support-message” – un troisième avatar va arriver entre le 15e et le 16e siècle. Au moment où on invente l’imprimerie. Arrivée de l’imprimerie qui change non pas le support matériel, mais les techniques industrielles d’impression du message sur le matériel. Ce changement de « logiciel » va induire exactement les mêmes transformation que dans l’Antiquité avec l’invention de l’écriture. Nous allons avoir du point de vue commercial l’arrivée des premiers traités de comptabilité à Venise. L’arrivée des premières institutions bancaires. L’arrivée sans doute d’un début d’idée démocratique, beaucoup plus avancé que celle des Grecs. La réforme au point de vue religieux et puis, surtout, l’invention de la science expérimentale qui est la seconde grande révolution concernant les sciences. Vous voyez donc que le spectre des changements est à peu près parallèle au spectre des changements de la première transformation du couple “support-message”. Et pour comprendre aujourd’hui les transformations induite par l’ordinateur (ou le numérique) que je viens de définir précisément comme un profil nouveau du couple “support-message” vous n’avez qu’à lire le spectre que je viens d’étaler devant vous. Les transformations vont toucher le droit ; vont toucher la politique ; vont toucher le commerce ; vont toucher la religion ; vont toucher la science ; vont toucher la pédagogie. Parce que j’ai oublié de le dire mais dès l’arrivée de l’écriture les Grecs ont inventé le terme de Païdeïa et à l’arrivée de l’imprimerie les traiter de pédagogie vont pulluler dès la Renaissance.

Par conséquent, les crises que nous vivons aujourd’hui ; les crises qui touchent la politique, qui touchent le droit, qui touchent la finance, le commerce, l’industrie, le travail, la pédagogie, l’université, les religions… ces crises là ne sont pas nouvelles. 

Dès lors qu’on a compris la loi des trois étapes. Dès lors qu’on a compris que le couple “support-message” réalise sa troisième mutation et nous en sommes précisément un moment où la transformation en question a lieu. J’ai dit tout à l’heure « oui c’est nouveau » mais peut-être pas si nouveau que ça. Voilà ce que je voulais vous dire du point de vue du temps.

2°) L’espace

Pour parler de l’espace je voudrais inviter ici, dans cette salle, l’héroïne préférée de Michel Serres qu’il appelle “Petite Poucette”. Cette “Petite Poucette” qu’il a appelée ainsi pour son habilité diabolique à envoyer des messages et des SMS grâce à ses pouces sur son mobile. Cette “Petite Poucette” qui tient en main cet ordinateur intégré à son mobile. Cette “Petite Poucette” qu’il aime tant et qui est pour lui l’héroïne des temps contemporains et sur laquelle il a écrit un super bouquin. Cette “Petite Poucette” a une devise. Cette devise concerne précisément la première partie de mon exposé, c’est-à-dire le temps. Lorsque nous parlons du temps, nous aimons dire « le temps présent ». Et j’ai parlé en effet du temps présent. J’ai parlé de maintenant. Maintenant c’est la troisième transformation du couple support message. Non non non non dit “Petite Poucette” ! Maintenant ne veut pas dire cela. Maintenant veut dire : « tenant en main ».Maintenant = tenant en main. 

Et voilà “Petite Poucette” avec son portable à la main qui déclare comme devise fondamentale : “maintenant tenant en main le monde”. 

Et, en effet, elle a raison de dire « maintenant tenant en main le monde » car il suffit de manipulation avec le GPS pour qu’elle ait à sa disposition tous les lieux du monde. Y compris ceux où elle n’est jamais allé et qu’elle ne connaît pas. Elle tient en main tous les lieux du monde avec Google Earth par exemple. Elle tient en main la totalité de l’information sur quelque sujet que ce soit avec Wikipédia et autres moteurs de recherche. Maintenant tenant en main le monde : tous les lieux, tous les gens, toutes les informations. Petite anecdote personnelle je suis allé cet été à Barcelone visiter la Sagrada Familia. Magnifique monument. On vient du monde entier pour le visiter. Tous les âges, toutes les couleurs, tout le monde est là. Et bien je peux l’affirmer : 100 % des visiteurs de la Sagrada Familia possèdent un smartphone. Pas compliqué.
Question : qui, dans le passé, pouvait dire « maintenant tenant en main le monde ». – Un empereur Romain ? Jules César ? Napoléon ? Staline ? Un milliardaire richissime ? En tout cas, une personne rare. Très très rare. On peut les compter sur les doigts de la main. Eh bien il se trouve qu’aujourd’hui, 3 750 000 000 de “Petite Poucette” peuvent dire : “maintenant tenant en main le monde”. Est-ce que je n’ai pas là en main quelque chose comme une innovation utopique ? Concernant la démocratie ? Utopie, certes, mais combien de nouveautés historiques sont nées d’une utopie ? Combien de révolutions ont été annoncées par des utopies de ce genre ? Voilà l’utopie de “Petite Poucette” de maintenant tenant en main le monde. “Petite Poucette” je vais lui poser maintenant une seconde question après avoir entendu sa devise je vais lui demander : « Petite Poucette » donne-moi ton adresse ». “Petite Poucette” a probablement des grands-parents, et ils vont répondre : nous habitons en famille aux 47 rues des écoles à Aiffres 79 230 etc.… je vous demande de considérer avec moi cette phrase-là. Ce code : 47, rue des écoles 79 etc. C’est un ensemble de chiffres et de lettres qui se réfèrent à un espace donné, c’est-à-dire à un découpage de la France métropolitaine, découpage ensuite en département etc.… cette adresse « classique » se réfère un espace que nous connaissons parfaitement. C’est un espace géographique que les mathématiciens appelleraient volontiers un espace euclidien ou cartésien. Qui est référé à des ordonnées ou à des abscisses mais qui est essentiellement un espace métrique, un espace où la distance est mesurable. Cette mesure est assurée par les chiffres et les lettres de l’adresse en question. Donc, autrefois, avant “Petite Poucette”, nous habitions un espace métrique. Un espace défini par des distances et des mesures de distance. À cette adresse-là, nous ne recevons plus rien que de la publicité qu’on balance à la poubelle tous les matins… La vraie adresse maintenant c’est le portable ou l’adresse e-mail. C’est là, maintenant, que nous recevons les messages essentiels à la fois sur le portable ou sur l’e-mail ou sur le Facebook Messenger. Et continuons d’essayer de lire le code de cette nouvelle adresse soit le numéro de mobile 06 etc. soir l’adresse e-mail jc@tartempion.com…. Ce code-là se réfère aussi un espace donné. Lequel ? Il se trouve qu’aujourd’hui on peut appeler n’importe qui, à n’importe quel endroit, où que l’on soit. N’importe qui, à n’importe quel endroit, où que l’on soit. Par conséquent, cette nouvelle adresse ne se réfère plus à l’espace qui était la référence de ma première adresse. Et donc, j’habite un nouvel espace. Comment se définit cet espace là ? De façon très intéressante. Il n’est pas métrique. Il ne mesure pas les distances. Il ne faut pas dire que les nouvelles technologies raccourcissent les distances. L’âne ou la calèche raccourcissaient les distances. L’automobile raccourcit les distances. Le TGV raccourcit les distances. Le numérique les annulent. Les annulent. Aujourd’hui, nous habitons dans un nouvel espace où je n’ai plus que des proches, des prochains, je n’ai plus que des voisins, il n’y a plus de lointains. Du coup, nous pouvons annoncer annoncer que nous avons changé d’espace, nous avons déménagé. L’humanité vient de changer d’espace. J’ai dit d’abord qu’elle venait de changer de temps, c’était ma première partie. Et maintenant, prenons conscience que nous avons changé d’espace que nous avons déménagé. L’humanité a déménagé.
 

3°) Et d’un point de vue cognitif ?

Nous sommes le matin, votre ordinateur est devant vous, posé, sur la table. Qu’est-ce que vous avez devant-vous ? Michel Serres résume ceci d’une phrase : « votre tête est sur la table ». Vous êtes « décapité ». En effet, qu’est-ce que la connaissance humaine ? Il existe de très nombreux traités de philosophie qui traitent de tout ça. C’est trois choses on va dire fondamentales : la mémoire, le message et la raison. Eh bien votre ordinateur possède une mémoire. Bien plus imposante que la vôtre. Il possède également un comportement rationnel et conserve et divulgue des messages. Est-ce nouveau ? Non : à l’arrivée de l’imprimerie, Michel de Montaigne avait bien dit qu’il préférait (tout le monde connaît ça par coeur)« une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine ». Parce qu’avec l’arrivée du livre, il n’était plus nécessaire de connaître par cœur l’ensemble des écrits des auteurs, seule la référence devait être mémorisée afin d’aller chercher le livre sur l’étagère. Nous avons donc depuis bien des années externalisé nos facultés cognitives.Cette externalisation de nos facultés ne date pas de l’ordinateur. La roue est une externalisation de la jambe, elle reprend le mouvement circulaire autours de l’articulation. L’homme est un animal dont le corps externalise ses fonctions pour en garder d’autres. Il mute. Le numérique est la plus formidable des externalisations de nos fonctions intellectuelles. Nous ne pouvons pas deviner aisément quel est le type de savoir qui va émerger de tout cela. Mais il va émerger quelque chose de totalement nouveau. Les conditions nouvelles de la transmission du savoir bouleversent notre organisation cognitive d’une manière fondamentale. Ce qui est sûr, c’est que la forme classique de la transmission du savoir, la forme scolaire et certains contenus également, sont aujourd’hui totalement périmés.

Pour conclure, je vous dirais qu’on a l’impression que tout bouge très très vite. 

C’est vrai. Et pour le vivre au quotidien depuis 20 ans environ dans le cadre de mon métier, je peux vous avouer une chose : c’est même pire que ça. Nous ne sommes qu’au début de quelque chose. Au tout début. C’est une chance on va dire « historique » pour nous que d’être contemporain et acteur de cette formidable mutation (mutant) globalement analogue à celle de l’invention de la roue et du feu pour l’humanité. Que l’on soit pour ou contre importe peu. Notre monde « mute ». Et donc pour revenir à la question posée : la réponse est oui : nous sommes bien des mutants. Même si l’on place – comme je viens de le chanter devant vous – cette mutation dans une perspective « historique », la révolution numérique a une vraie singularité par rapport à ses précédentes : c’est sa vélocité de mutation.Facebook a été crée en 2004. L’iPhone est une gamme de smartphones commercialisée par Apple depuis 2007. 2007. L’iPad a été annoncée le 27 janvier 2010 par Steve Jobs. 2010. C’est hier, non ? Steve Jobs qui nous envoie ce message dès 1997 : « À tous les fous, les marginaux, les rebelles, les fauteurs de troubles… à tous ceux qui voient les choses différemment — pas friands des règles, et aucun respect pour le statu quo… Vous pouvez les citer, ne pas être d’accord avec eux, les glorifier ou les blâmer, mais la seule chose que vous ne pouvez pas faire, c’est de les ignorer simplement parce qu’ils essaient de faire bouger les choses… Ils poussent la race humaine vers l’avant, et s’ils peuvent être vus comme des fous – parce qu’il faut être fou pour penser qu’on peut changer le monde – ce sont bien eux qui changent le monde.
Je vous remercie. ———————————————————————————————- Ceci est le texte de mon intervention pour L’Université populaire du Niortais. Conférence du vendredi 7 octobre 2016. Vous êtes totalement libre de le reprendre, le copier, le coller, sans aucun problème, cette conférence était bénévole. N’oubliez pas – au besoin – d’en citer la source 🙂 Merci spécial à Michel Serres pour la rédaction de ce texte très largement inspiré de ses travaux ainsi qu’‘à mon épouse pour m’avoir supporté.