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L’HISTOIRE DU LIVRE A-T-ELLE UNE FIN HEUREUSE ?

Intervention d’Érick Surget en ouverture

Jeudi 8 juin, à 20h30 Temple de Chauray.

J’avais ouvert le 6 avril dernier la première session de ce cycle par un exercice simple de maïeutique sur l’évidence du codex comme outil performant et commode de réception et de diffusion du savoir, et plus brièvement – je le concède – sur la question d’une fin heureuse ou non appliquée à son existence.

 
Pour les impétrants de cette deuxième session, je rappelle que le codex est le terme ancien qui désigne la forme matérielle du livre telle que nous la connaissons depuis près de 2 000 ans, un assemblage de feuilles, en parchemin d’abord, en papier de chiffe beaucoup plus tard, constituées en cahiers que l’on coud ensemble et qu’on enferme ou pas entre deux plaques de bois ou de cuir.
 
Reléguant le volumen de papyrus et le rouleau de parchemin à la pompe du discours officiel avant de l’abandonner aux réserves des musées, le livre, premier objet interactif de l’histoire des hommes, est ainsi né : il libérait potentiellement l’une des deux mains de son lecteur, lui laissant le pouvoir de l’annoter ou d’en copier les morceaux choisis dans l’instant même de sa lecture, il lui permettait le feuilletage distrait ou intéressé, l’aller et le retour en continu sur le passage marqué ou noté – c’est la magie de la page ! – ; sa maniabilité et sa portabilité, jusque dans ses dimensions et sa forme parallélépipédique, en font le compagnon des bons ou des mauvais jours pour égayer une partie de campagne, guérir la tristesse d’un exil, tromper l’ennui d’un trop long voyage, préparer dans sa litière, dans sa voiture de chemin de fer ou sur le siège arrière de son automobile de fonction les références d’un discours, d’un cours, d’une conférence, d’une causerie.
 
Objet symbolique et beau, il peut être aussi paré pour la montre. Et les bibliothèques deviendront aussi des pièces d’ameublement, de décoration et de prestige dont le contenu – les œuvres – en dira moins sur leur propriétaire que le contenant – les livres reliés.
 
J’ai exposé comment l’invention de l’imprimerie typographique, invention allemande de la première moitié du XVe siècle, est lié à un besoin de multiplication à la fois des textes de références pour les universités et de textes pour instruire et distraire non seulement une clientèle aristocratique mais aussi les représentants d’une classe moyenne émergente plus ou moins lettrée et cultivée, représentée par les tenants d’une bourgeoisie officière et marchande. Ensuite comment les administrations princières et royales ont cherché à contrôler la production qui s’augmente considérablement entre 1460 et 1600 : censure, privilège, dépôt légal se mettent vite en place durant le sanglant XVIe siècle, protégeant aussi bien que persécutant les maîtres imprimeurs et les marchands libraires, catholiques ou protestants luthériens et calvinistes qui font ensemble à l’époque le métier d’éditeur. « La presse imprime, le prince réprime » oserait-on dire pour souligner d’abord que le pouvoir laïc a d’emblée et très vite pris le pas sur le pouvoir religieux.
 
Le XVIe siècle est cependant un siècle d’or pour le livre, jusque dans de nombreuses villes moyennes de province. L’art typographique compte dès les premières décennies de son existence quelques-uns de ses plus beaux chefs d’œuvre. Il s’enchâsse parfois dans des reliures somptueuses et compliquées, tous formats confondus, du lourd in-folio au plus léger in-12°, et s’orne aussi d’images taillées dans le bois de fil ou gravées au burin où à l’eau forte sur des cuivres qui laissent sur les papiers la trace de leur foulage.
 
J’ai ensuite rapidement dressé le paysage de la librairie et de l’imprimerie poitevine et saintongeaise. L’imprimerie, fixée dès 1478 à Poitiers, se transporte à La Rochelle la protestante en 1562, presqu’un siècle plus tard, avant de s’installer à Niort en 1594, bientôt promue première place de sûreté huguenote en Poitou. Quant à la librairie niortaise, elle a tenu son rang qui n’est pas petit, par ses auteurs comme, sous François 1er, Antoine Macault, le premier traducteur en français des adages d’Erasme, et Jacques Yver, le romancier le plus édité en Europe entre 1572 et 1620 ; par ses libraires et imprimeurs enfin qui, jusqu’en 1628, contribuent aux débats intellectuels et théologiques de leur temps, et qui impriment, souvent clandestinement, les auteurs les plus célèbres de leur époque, Clément Marot, Jacques Yver, Antoine Garnier, Théodore de Bèze, Duplessis-Mornay, Antoine de Montchrestien, Alexandre Hardy, Théophile de Viau, ou bien qui éditent en premier les œuvres majeures du grand poète calviniste Agrippa d’Aubigné, entre 1596 et 1620.
 
En revanche, je n’avais pas eu le temps vraiment d’aborder la fin de l’ancien régime, beaucoup plus triste pour l’édition provinciale. Les édits royaux ont tenu à la confiner, dès le principat de Louis XIII, aux bilboquets, aux travaux de ville et aux réimpressions de vieux auteurs démodés. Les protestants niortais, qui forment la quasi-totalité des effectifs de la profession au XVIIe siècle, sont sauvagement dragonnés en 1685, non sans avoir sorti, outre des dizaines de psautiers huguenots, parfois de belle facture, un texte majeur de la poésie religieuse, les Sonnets chrétiens de Laurent Drelincourt, dont la première édition est publiée à Niort en 1677. Plus tard, en 1714, un atelier niortais sort de ses presses un étonnant manifeste de la pensée matérialiste La Réponse en forme de Dissertation du Dr Abraham Gaultier, véritable prodrome de la pensée des lumières en France selon Olivier Bloch, éminent professeur de philosophie en Sorbonne. Son éditeur, le libraire imprimeur Jean Elies, sera le premier de la dernière dynastie d’imprimeurs niortais avant la Révolution. Il sera, en 1722, l’heureux gagnant d’une lutte impitoyable qui aura opposé durant plus de 15 ans les quatre maîtres imprimeurs et marchands libraires qui se partagent, au début du XVIIIe siècle, le marché de Niort et de son arrière-pays pour la place de seul et unique imprimeur du Roi. L’édit royal de 1704, fixant à un seul le nombre des maîtres-imprimeurs autorisé à travailler à Niort, en autorise deux à Poitiers, à La Rochelle et à Angoulême. Dix-sept ans plus tard, l’édit de 1739 conserve bien les imprimeurs de Poitiers, La Rochelle, Niort, Rochefort, Saintes et Saumur mais oblige à la cessation d’activités les ateliers de Châtellerault, de Fontenay-le-Comte, de St Jean d’Angély, de Saint-Maixent et de Thouars…
 
En France, après Paris qui garde ses 36 ateliers, seules les grandes villes de Lyon, Rouen et Toulouse, avec dix-huit ateliers, parviennent à maintenir une production éditoriale digne de ce nom,  grâce à leurs clientèles régionales étendues, fût-ce au prix d’une surproduction d’almanachs et de livres d’heures. D’autres places d’édition ne survivent que grâce à l’existence en leurs murs de praticiens de talents, déjà, au milieu du XVIIIe siècle, comme Barbou à Limoges, Mame à Angers, ou bien Levrault à Strasbourg…
 
 
 
En réalité, le pouvoir central, pourtant fort de son épais Code de la Librairie et imprimerie[1]paru en 1723, réimprimé en 1744, ne sait plus quoi faire pour empêcher l’édition des écrits « licencieux, et pernicieux, dangereux pour l’autorité du Prince », ni pour protéger en même temps le monopole des éditeurs parisiens et ses communautés de libraires des contrefaçons d’Amsterdam, de Kehl, de Genève et Neuchâtel, de Londres, de Liège, d’Yverdon et de Francfort ou d’Avignon, lesquelles se moquent de la police du roi et inondent le marché français avec l’aide d’un vaste réseau de colporteurs et de porteurs de balles plus ou moins clandestins. C’est ainsi qu’au privilège tarifé[2]du grand sceau après approbation de la censure qui vaut à son détenteur le monopole de son édition en France durant trois, six ou dix ans, se substituent peu à peu les permissions simples, sans protection pour les courageux bénéficiaires, puis, au milieu du siècle, les permissions tacites, enfin les permissions clandestines avec souvent une fausse adresse étrangère sur la page de titre des ouvrages que les syndics, ces agents en charge de la police du livre, ont consigne de laisser passer.
 
L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert[3] survivra ainsi, ce qui ne l’empêchera pas d’être contrefaite et multipliée partout en Europe en de multiples formats. Les agents de la Société Typographique de Neuchâtel, diffuseurs de la version in-quarto de l’Encyclopédie, en vendront une soixantaine d’éditions à Niort en 1778, autant qu’à Poitiers et La Rochelle, ce qui est un indice du niveau intellectuel égal de ces villes à cette époque… une ville où s’étaient ouvertes, pour la première fois en Poitou, une bibliothèque publique, au second étage de la Mairie, et une chambre de lecture chez le libraire Pierre Elies, dernier événement survenu en 1775 et qu’un de ses fondateurs présentait ainsi dans les Affiches du Poitou, édition du 28 décembre, avec toute la phraséologie du temps qui était celui des « Lumières » :
 
            « Je m’empresse, M., de vous faire part, que nous venons de nous réunir 25 à 30 amis pour former une chambre de lecture. Un libraire nous donnera un apartement [sic] éclairé et chauffé, et nous fournira tous les papiers publics et ouvrages périodiques, les meilleurs à notre choix, moyennant une rétribution d’un Louis ou dix écus par tête (…) Nous ne voulons nous assembler que pour faire des lectures honêtes [sic], nous en entretenir mutuelement [sic](…) Chacun de  nous, occupé le jour, ira ainsi le soir, se délasser à la chambre, pendant quelques heures, reverra ses amis, ses confrères, ses voisins. Les esprits s’éclairent par la communication, les coeurs sont toujours unis en se rapprochant, le goût de la société s’épure, la confiance, la concorde s’entretiennent, car les hommes sont fait pour se voir, et pour s’aimer. Indépendamment des instructions que l’on trouve dans cette réunion, sur les objets de lecture dont on peut s’occuper, comme il y a des citoyens de tous les états, on peut aussi y trouver des lumières et des conseils sur les objets de sa profession. On peut se faire des questions, feindre des hypothèses, se proposer des problèmes »[4]
 
            Le libraire Chevrier de Poitiers s’empressa d’ouvrir sa propre « chambre de lecture » un mois plus tard !
 
Quelques années avant la Révolution qui allait anéantir en août 89 toutes les dispositions légales de l’Ancien régime, tout ce corset de lois, d’édits et d’arrêts qui était censé policer et protéger l’activité typographique du royaume, encadrer aussi pour le meilleur et pour le pire une vaste corporation d’environ un demi-millier de libraires patentés, l’économie du livre reposait déjà en grande partie sur le marché souterrain des marchands de nouveautés plus ou moins illettrés, des colporteurs, des porte-balles et autres courtiers dont la science consistait surtout et précisément à savoir échapper aux prescriptions du fameux code Sauvegrain qui les condamnait à ne débiter que des almanachs, des étrennes, des édits, des brochures de moins de huit pages, au mieux de l’antique bibliothèque bleue[5] où « toujours le crime est puni, la vertu récompensée »
 
Tout ceci à un moment où, depuis Rousseau et sa Nouvelle Héloïse (1761), Laclos et ses Liaisons dangereuses (1782), l’exotique bluette de Paul et Virginie (1788), le bourgeois un peu cossu commençait à réclamer, avec l’Almanach de sa province et ses Etrennes Mignonnes, du roman à la mode et de la gazette.
 
La presse et les revues périodiques, qui avaient assuré avec les romans le succès des chambres de lecture, mobilisant alors l’intérêt d’environ 500 000 lecteurs habitués, loin donc et longtemps après l’invention en France de la feuille d’adresses de l’apothicaire poitevin Théophraste Renaudot, sont à la source d’une deuxième vague d’inventions techniques, consistant à augmenter les tirages et à diffuser plus vite les exemplaires. La vieille presse de Gutenberg qui, en trois siècles, n’avait pas changé une seule poulie ni manivelle, n’imprime subitement plus en deux coups mais en un, grâce à Anisson-Duperron et Didot en France[6], et à Lord Stanhope[7] en Angleterre, qui, pièce à pièce, ont peu à peu substitué au bois de charpente, la fonte sortie des hauts-fourneaux de la première révolution industrielle,  en attendant la presse mécanique à vapeur et retiration de Friedrich Koenig[8]à l’orée des années 1820.
 
Le XIXe siècle avait commencé ; la vapeur et l’électricité, allaient accompagner, ce qu’une monumentale Histoire de l’édition française allait appeler le « Temps des éditeurs[9] ».
 
Erick SURGET

[1]Code de la librairie et imprimerie de Paris ou Conférence du règlement arrêté en conseil d’état du Roy, le 28 février 1723… A Paris, Aux dépens de la Communauté, M DCC XLIV [1724], 496 pp. Réédité en 1744. Appelé parfois le « code Sauvegrain » du nom du principal libraire parisien qui l’a commandité.
 
[2]L’état faisait payer fort cher sa protection et le monopole commercial qu’il consentait à l’éditeur de l’ouvrage. Les protections moins chères, et plus incertaines (permissions), étaient censées libérer quelque peu le marché du livre en France du moins pour les libraires régnicoles.
 
[3]L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une société de gens de lettres [sous la dir. de Denis DIDEROT et de Jean LE ROND D’ALEMBERT, Paris, Briasson [et alt.], 1751-1772,  28 vol.  In-fol.
 
[4]Texte cité p 32 par Gilles FEYEL, La Presse en France des origines à 1944 : histoire politique et matérielle, 2e édition mise à jour, Paris, Ellipses, 2007, 192 pp.
 
[5]Vieille collection de colportage dont la livrée en papier bleu accompagnait notamment les productions du libraire Oudot à Troyes, aux XVIIe et XVIIIe siècles.
 
[6]Etienne-Alexandre-Jacques Anisson-Duperron (1749-1794),  directeur de l’Imprimerie royale en 1783 et  François-Ambroise Didot, dit « Didot l’aîné » (1730 – 1804), imprimeur et fondeur de caractères.
 
[7]Lord Charles Stanhope (1753-1816).
 
[8]Friedrich Koenig (1774-1833), inventeur des presses d’imprimerie mécanisées.
 
[9]Histoire de l’édition française. Tome 3, « Le temps des éditeurs, du romantisme à la Belle Epoque (1830-1900) », dir. Henri-Jean MARTIN, Paris, Fayard/Cercle de la librairie, 1990, 669 pp.